Mon père, ce héros

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Photo Jo Vervoort @Verbeke Foundation

Mon père est artiste.

Jusque là, rien d’extraordinaire.

Par contre, remontez 40 ans en arrière. Direction Heusy, un bled perdu au fin fond de la Wallonie.

Des parents divorcés ; une maman solo ; un père artiste, habitant Bruxelles. Ca en fait des choses à expliquer.

Jusqu’à mes sept ans, j’ai préféré dire de mon père qu’il était en prison. C’est ce que j’avais trouvé de mieux pour couper court.

Que pouvais-je dire d’autre ? « Mon père ?  Il a créé le Mass And Individual Moving, dans la lignée du Mass Moving. Il construit des monuments itinérants comme Kringloop, un moulin à vent destiné à l’impression de poèmes sur du papier fait main. Ah oui, et il réalise des Monuments radioactifs aussi. Sinon, pour l’instant, il travaille à un projet d’Orgue éolien itinérant dans la continuité du Sound Stream. Mais bon, ça, c’est quand il n’est pas occupé avec Ecce Homo, à recréer artistiquement des êtres humains par l’amalgame de composants chimiques. »

Mon père est en prison.

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J’ai une dizaine d’années lorsqu’il conçoit Phoenix, une sculpture en bois lamellé destinée à la frappe de médaillon grand format dans des matériaux nobles comme l’argent, l’or ou le cuivre. Le dessin en taille réelle, de 11 mètres sur 6, est entreposé dans son atelier de la rue Philippe de Champagne. Là même où je dors, dans le Chesterfield transformé en lit d’appoint pour l’occasion.

Avez-vous déjà dormi dans un atelier d’artiste ? J’ai toujours eu la certitude qu’il s’y passait des choses étranges et fantastiques, la nuit. Un peu comme quand les jouets s’animent une fois les enfants partis.

Mon père n’a jamais cessé de créer. Une oeuvre était à peine terminée qu’il concevait la suivante.

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Il est à la première mondiale de Phoenix lorsqu’il commence à travailler aux dessins préparatoires de Gloria, une cellule ovoïde habitable, de 4 mètres sur 4, se déplacant par balancement. A l’aspect monumental s’ajoute la mobilité.

Avec Gloria, je découvre du haut de mes 11 ans, un aspect de l’art qui me séduit et me passionne. La rue et la proximité avec les gens, dans la continuité du Mass Moving. A Rotterdam, en 1986, c’est dans la ville que parade Gloria, au beau milieu du trafic, en pleine heure d’affluence.

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Et puis il y a les Sept Héros du Grand Paradoxe, un ensemble de sept sculptures de 6 mètres de haut se déplaçant par pas. C’est pour qualifier cette oeuvre avant-gardiste qu’est née l’expression Mecano-Art. Ca m’arrangeait bien, vous pensez !

– Y fait quoi ton père ?
– Il est artiste
– Ah, et il fait quoi comme art ?
– Du Mecano-Art, des sculptures monumentales en mouvement exposées dans les lieux publics

J’étais avec lui, le 31 décembre 1988, lorsque les Héros ont traversé le centre ville de Bruxelles, de la place de la Monnaie à la place de Brouckère. J’ai le souvenir d’un père « homme d’orchestre », autoritaire, exigeant et concentré.

J’étais là également lors de l’exposition Mecano-Art sur la Grand place de Bruxelles, dans le cadre de l’émission japonaise « East meets West ».

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D’autres oeuvres ont suivi après les Sept Héros du Grand Paradoxe : Stations Interplanétaires, Génération Spontanée, Anatomy of Ecstasy, …

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En 1993, il expose pour la première fois Voyageur Interplanétaire, un « gardien » de 13 mètres de haut. La Mecano-Sculpture pèse 3 tonnes et demi et se déplace par pas. Son oeil s’ouvre et se ferme.

Perrier aurait du en être le sponsor officiel. Sauf qu’à la dernière minute, ils font savoir à mon père qu’un logo Perrier devra être imprimé dans l’oeil du Voyageur. C’est mal le connaître. Celui-ci met fin à la collaboration et renonce à un juteux contrat de 5 ans. Quand on a vingt ans, on ne comprend pas trop ce genre de réaction. Aujourd’hui, j’en ai le double et l’intégrité, la liberté, tout ça… ça me parle plus.

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Nous sommes deux mois avant le passage à l’an 2000. Je suis avec mon père à son atelier de Landen où il fait fonctionner pour la première fois Terra Nova. Il ne pouvait pas faire plus grand, ni plus lourd, ni plus rapide… alors qu’a-t-il fait ? Il a créé une Mecano-Sculpture qui grimpe le long d’un câble suspendu, par le principe de géométrie variable (déjà expérimenté avec Peregrinus et Aquarius Complexus).

Avec Terra Nova, la boucle est bouclée. Tout est dit.

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Il aurait pu s’arrêter après les Sept Héros du Grand Paradoxe et se contenter d’exposer ses Mecano-Sculptures à travers l’Europe. Voire même d’en réaliser des versions miniatures comme cela lui a souvent été suggéré. Je lui ai posé la question un jour. Il m’a répondu avoir toujours eu le besoin viscéral de continuer à expérimenter de nouvelles choses, à innover, à s’aventurer au delà des balises : « Se mettre en danger, en porte à faux, c’est ne pas laisser ses rêves lettre morte ».

Le Mecano-Art est né en pleine dématérialisation de l’art. Alors que tous ne jurent que par l’art conceptuel, mon père débarque avec des sculptures monumentales. Alors que pour beaucoup d’artistes la démarche prime sur le résultat, il propose des oeuvres d’une complexité redoutable nécessitant des années de travail. Et il assume, fier et sûr de lui (ce qu’il n’a jamais cessé d’être).

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Est-ce de lui que je tiens ma passion pour l’art et les artistes ? Sans doute.

Nous n’avons jamais parlé d’art avec mon père. Enfin, je veux dire, d’autre chose que de son art à lui.

M’a-t-il infuencée dans mes choix ? Indirectement, oui. L’art, je l’aime libre. Les artistes, je les aime insoumis, non conventionnels et avant-gardistes.

Mon père s’appelle Raphaël August Opstaele. Il a 82 ans. Il est l’initiateur du Mecano-Art.

Et s’il n’a jamais été un très bon père (dans le sens classique du terme), il est un sacrément bon artiste !

Entretiens Julie Opstaele / Raphaël Auguts Opstaele, 2004 – 2006 : https://mecanoart.wordpress.com/
Mecano-Art tumblr : http://mecano-art.tumblr.com
Verbeke Foundation : https://verbekefoundation.com/en/2017/03/raphael-august-opstaele-be-o1934/

Photos : © Johan Opstaele