H. R. Giger, « Le maître de l’obscurité »

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Je fais partie de ces gens qui pensent qu’il n’y a pas de hasard.

Donc, quand deux personnes, à quelques jours d’intervalle, me parlent de Giger et du HR Giger Museum, ça attise directement ma curiosité.

Ah non, pitié, ne me répondez pas : « Ah ouiiii, Giger, le père de l’Alien de Ridley Scott ! » Si cette collaboration l’a effectivement fait connaître auprès du grand public (et dans le monde entier), elle n’illustre qu’une infime partie de son univers.

Hans Ruedi Giger (Suisse, 1940 – 2014) est avant tout une icône du réalisme fantastique et l’initiateur de la biomécanique. Il crée un univers sombre et inquiétant où la chair côtoie le métal, où l’organique se mêle au métallique, où la peau se transforme en armure, où l’Homme fait corps avec la machine. Le tout, emprunt d’une sexualité obscène et morbide.

Un peu comme avec Louise Bourgeois, on est face à une oeuvre cathartique. Pour Giger, l’art est une thérapie, un moyen d’exorciser ses démons et de conserver son équilibre.

Sa fascination pour la mort remonte à très loin. Il a cinq ans lorsque son père, pharmacien, reçoit un crâne humain. Le gamin se l’approprie et le traîne derrière lui attaché à une ficelle. Plus tard, l’enfant se passionne pour la momie d’une princesse égyptienne conservée dans un musée de Coire.

Il aime passer de longues heures dans la cave de la maison familiale : « Les endroits que j’aimais le plus étaient sombres. Dès que j’ai pu m’habiller seul, j’ai porté du noir. »

A 10 ans, il collectionne les armes à feu, avec l’accord de son père. Adolescent, il commence à souffrir de terreurs nocturnes qui ne le quitteront jamais.

Le jeune homme aime dessiner et s’en sort plutôt bien. Poussé par ses parents, il étudie l’art industriel à l’Ecole des arts appliqués de Zurich.

On est dans les années 60. Hiroshima est dans toutes les mémoires. Le jeune Giger dessine en noir et blanc des bébés atomisés transformés en monstres par l’effet des radiations. « Enfants nucléaires » est la vision angoissée d’un homme d’une vingtaine d’années que l’usage de la bombe atomique et les excès technologiques terrifient.

Il découvre les théories de Sigmund Freud : « Selon Freud, le rêve est l’accomplissement d’un désir inconscient ». Durant de longs mois, Giger retranscrit ses rêves dans un carnet et les analyse. Il en résulte 12 sérigraphies que Giger intitule « Un festin pour le psychiatre ». Effectivement, il y a à boire et à manger !

En 1966, Giger rencontre Li Tobler qui deviendra sa muse et son égérie. Li I et Li II, c’est elle ! Elle sera sa compagne durant neuf ans.

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Li I Photogravure Lithograph – copyright Giger.com

En 1968, il décide de mettre un terme à son métier d’architecte d’intérieur et de se consacrer entièrement à l’art.

C’est quelques années plus tard, en 1972, que H.R. Giger commence à utiliser l’aérographe, un petit pistolet à air comprimé dont il deviendra virtuose. Cette technique, plus rapide et plus souple que la peinture à l’huile, est mieux adaptée à son processus créatif. Les encres utilisées (noires, grises, bleues acier) renforcent l’aspect froid et futuriste de ses oeuvres et participent à l’esthétique biomécanique.

En 1975, Li, son premier grand amour, se suicide à l’aide d’une arme à feu. L’artiste est dévasté. Son oeuvre s’assombrit. L’image de la femme devient le centre de l’esthétique biomécanique. Les femmes deviennent des déesses monstrueuses et sublimes, à la beauté hypnotique. Des prêtresses extra terrestres, mi-humaines mi-machines. Des mutantes, belles et bêtes (animales) à la fois. Il recrée avec son pistolet de peinture un être qui s’est donné la mort avec une arme. Ce paradoxe le hante.

En 1977, Giger publie un recueil de peintures intitulé Giger’s Necronomicon en hommage à l’écrivain américain H. P. Lovecraft. C’est cet ouvrage (et plus particulièrement le tableau Necronom IV) qui attire l’attention de Ridley Scott. Alien, le Huitième Passager est un succès planétaire. Giger reçoit, en 1980, l’Oscar des meilleurs effets spéciaux. Il collabore par la suite à d’autres films dont Species ou Promotheus… mais reste  globalement assez déçu par l’industrie cinématographique.

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Necronom IV – copyright Giger.com

Des études entières existent sur la convergence entre les créatures lovecraftiennes et gigeriennes. C’est assez complexe à vrai dire, ça me dépasse un peu. Disons, pour faire simple, que les points communs sont 1) la forte dominance sexuelle et 2) le rapport à l’organique (os, sécrétions, viscères). Il y a aussi l’aversion viscérale des deux hommes pour les animaux marins, les poissons, les vers et les serpents. Très présents dans leurs oeuvres respectives.

H. P. Lovecraft n’est pas le seul à avoir influencé H. R. Giger. Son univers s’inspire de Gustave Moreau, Hector Guimard, Hans Bellmer, Ernst Fuchs, Jérôme Bosch, Francis Bacon, Salvador Dali (qu’il fréquente d’ailleurs). Il aime également beaucoup Arnold Böcklin au point de reinterpréter « l’Ile des Morts ». A deux reprises, en 1975 et en 1977. Personnellement, les mutantes de Giger me font penser aux femmes du symboliste belge Fernand Khnopff.

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Hommage à Böcklin – copyright Giger.com

« Le maître de l’obscurité ». C’est le nom qui a été donné à H. R. Giger. Si je n’ai pas été touchée par son oeuvre dans un premier temps, j’ai été touchée par l’homme, par sa fragilité, son hypersensibilité. Le voir peindre à l’aérographe, à l’instinct, sans dessin préalable, est étonnant. Certains y voient un travail médiumnique, proche de la magie. Un peu à la manière des artistes d’art brut. « En général je commence une oeuvre sans plan préconçu, par le coin en haut à gauche et je finis dans le coin en bas à droite comme dans un état second. La plupart du temps, je suis le premier surpris du résultat. » (…) « Je plonge dans un monde où mes mouvements sont guidés par une force extérieure, comme si mon subconscient prenait le pas sur l’aspect conscient de mon cerveau. »

H. R. Giger peint pour se délivrer de ses peurs et de ses fantasmes. Ce processus, Freud lui a donné un nom : la sublimation. D’après lui, l’art serait un dérivatif, un moyen d’exorciser des désirs refoulés mais également des peurs et des angoisses. « L’art est une garantie de santé mentale » disait Louise Bourgeois.

Stanislas Grof, un psychiatre tchèque, pionnier dans la recherche des états modifiés de conscience, s’est longuement penché sur l’oeuvre de Giger. D’après lui, celle-ci trouverait son origine dans l’expérience traumatique de la naissance. Cette hypothèse fut confirmée par la mère de Giger qui évoqua un accouchement difficile et l’utilisation brutale de forceps métalliques. Tiens donc…

En quoi l’oeuvre de Giger est-elle à ce point dérangeante ? Est-ce à cause de la sexualisation à outrance ? Et si le trouble provenait plutôt du fait que l’obscénité, l’horreur, la sauvagerie y sont représentées de manière esthétique ? Ou bien serait-ce l’illustration de l’inconscient qui nous renvoie à nos propres peurs, à nos propres désirs refoulés. Ou bien la justesse avec laquelle Giger dévoile l’âme de l’Homme moderne ? Allez savoir…

Il est regrettable que H. R. Giger n’ait jamais été pris très au sérieux par les institutions établies du monde de l’art. Qu’importe ! En 1998, il ouvre son propre musée : le HR Giger Museum à Gruyère, en Suisse.

En mai prochain, je serai en Suisse, à Lausanne, pour la Collection de l’Art Brut. A moins de 100 kilomètres du HR Giger Museum.

Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez-vous. (Paul Eluard)


A voir :
HR Giger sur rts.ch – Culture
Dark Star – HR Gigers Welt, un film documentaire de Belinda Sallin

 

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