« L’enfance est un couteau planté dans la gorge » (Incendies, Wajdi Mouawad, 2003)
L’oeuvre de Louise Bourgeois en est la parfaite illustration.
Née à Paris en 1911, Louise passe son enfance à Choisy-le-Roi.
En 1914, la guerre éclate. Son père quitte le cocon familial pour rejoindre l’armée française. La petite Louise se sent abandonnée.
A son retour, son père, bien décidé à profiter de la vie, brille par ses absences et ses infidélités.
Très jeune, entre 1921 et 1927, Louise aide sa mère à la restauration de tapisseries anciennes dans l’atelier familial. Elle se souvient de sa mère faisant disparaître les parties génitales des anges et les remplaçant par des fleurs ou des grappes de raisin.
Autre fait marquant : en 1922, son père engage une gouvernante anglaise avec laquelle il a une liaison. Celle-ci va durer dix ans. L’atmosphère à la maison est tendue. La tension sexuelle, palpable.
Sa mère, souffrant d’emphysème, ferme les yeux sur l’adultère de son mari.
Ce dernier, moqueur, aime humilier Louise, surtout en public. Elle le dira « despotique et pervers ».
Elle n’a que vingt et un ans lorsque sa mère décède.
« Les hommes sont fous, les femmes sont tristes. »
Tout est là, dans ses vingt premières années de vie. Tout ce qui suit ne sera que perpétuelle revisitation du passé afin d’en exorciser les douleurs et les traumatismes.
Mais avant l’art, il y a les mathématiques. En 1933, la jeune femme entre à la Sorbonne pour étudier le calcul et la géométrie. Elle y voit l’opportunité de mettre de l’ordre dans sa vie. « Pour exprimer les tensions familiales insupportables, il fallait que mon anxiété s’exerce sur des formes que je pouvais changer, détruire et reconstruire. »
Rebutée par l’algèbre, Louise Bourgeois abandonne et entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Elle fréquente différents ateliers et académies.
1938 marque un tournant dans la vie de Louise Bourgeois : elle rencontre l’historien d’art américain Robert Goldwater qu’elle épouse la même année. Ils quittent la France pour les Etats-unis et s’installent à New-York.
Entre 1939 et 1941, ils auront trois fils dont un adoptif.
Dans les années 40, Louise Bourgeois réalise ses premières Femme-Maison, des personnages féminins dont une partie du corps (la tête le plus souvent) est enfermée dans une maison. La symbolique est forte : le rôle de la femme au foyer, son identité, sa place vis-à-vis de l’homme, l’enfermement domestique, le huit-clos familial, la promiscuité, … J’y vois aussi le spectre du passé qui ne lui laisse aucun répit. L’impossibilité de se défaire des souvenirs. L’emblème d’une souffrance omniprésente. La maison vide deviendra d’ailleurs une obsession : « Dans les maisons vides, personne ne se dispute. »
Vers 1949, Louise Bourgeois se tourne vers la sculpture. Malgré son mari et ses trois enfants, elle se sent seule et souffre du mal du pays. Elle recrée des présences en sculptant des sortes de totems, des « personnages », des figures existentielles solitaires qui lui tiennent compagnie. Elle découvre dans la sculpture « un moyen de combler sa solitude et d’évacuer ses angoisses ».
En 1951, son père décède. Déstabilisée, Louise Bourgeois tombe dans une profonde dépression et entame une psychanalyse qui durera plus de trente ans.
Elle recommence à créer dans les années 60, travaillant différents supports (le plâtre, le latex, le marbre, le bronze, le tissu, …) et créant des formes plus organiques : « Ma sculpture est mon corps, mon corps est ma sculpture ». C’est à cette période qu’apparaissent ses oeuvres plus connotées sexuellement comme « Fillette », immortalisée par Robert Mapplethorpe en 1968.
En 1980, quelques années après le décès de son mari, elle installe son atelier dans un loft à Brooklyn et s’entoure d’assistants. Ce qui lui permet de réaliser des oeuvres monumentales et des installations.
Ce qui est fou, c’est que Louise Bourgeois ne fut reconnue que tardivement. Elle a passé 70 ans lorsque le Museum of Modern Art de New York lui consacre en 1982 sa première rétrospective, la première consacrée à une femme. Elle devient alors une figure incontournable de la scène artistique internationale. Suivra la Documenta de Kassel en 1992 et la Biennale de Venise en 1993. Elle sera présentée pour la première fois en France en 1995.
Une reconnaissance tardive qui eut comme avantage de lui permettre de créer librement, sans jamais se soucier des modes ou des diktats du marché de l’art. D’ailleurs, même si elle en a côtoyé plusieurs (dont les surréalistes), Louise Bourgeois n’a jamais voulu être associée à aucun mouvement artistique. Son oeuvre est inclassable.
L’oeuvre la plus célèbre de Louise Bourgeois est sans aucun doute « Maman », une araignée géante réalisée en 1999. L’artiste a alors 88 ans ! Cette oeuvre est un hommage à sa mère, Joséphine. Le corps rappelle une bobine de fils. Les pattes, des aiguilles. Sous l’abdomen, un espace grillagé contient des oeufs en marbre blanc. Les pattes tordues donnent une impression de déséquilibre et de fragilité à l’ensemble provoquant une tension entre force et faiblesse. « L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Elle était réfléchie, intelligente, patiente, apaisante, raisonnable, délicate, raffinée, indispensable, ordonnée et utile. Comme une araignée. »
« Il n’est jamais trop tard pour vivre une enfance heureuse » écrivait l’artiste d’art brut François Burland.
Louise Bourgeois, décédée à l’âge de 98 ans, a-t-elle finalement trouvé la paix ? Celle qu’on surnomme « la lionne de l’art contemporain » est-elle parvenue à apaiser sa colère, à régler ses comptes avec le passé, à se libérer ? « Toute mon oeuvre est un autoportrait inconscient, il me permet d’exorciser mes démons. » La « dragonne » est-elle parvenue à recréer le passé : « Certaines personnes sont tellement obsédées par le passé qu’elle en meurent. Si votre volonté est de refuser d’abandonner le passé, vous devez le recréer. Vous devez faire de la sculpture. »
« Mes émotions sont mes démons »
« L’art est une garantie de santé mentale »
« L’enfer est à l’intérieur de nous »
« Je suis mon oeuvre »
Quatre citations de Louise Bourgeois qui, non seulement me parlent, mais résument – à elles seules – une oeuvre existentialiste, complexe, unique et ambiguë.
A voir : Louise Bourgeois, un film de Camille Guichard (arte video), entretiens, 1993
A écouter : Louise Bourgeois. Une vie, une oeuvre. (France Culture), 2015
Source image : http://www.artwiki.fr/wakka.php?wiki=LouiseBourgeois
5 commentaires
Les commentaires sont fermés.