L’avantage d’un blog, c’est qu’on est libre d’écrire ce qu’on veut, quand on veut.
On peut ainsi passer librement de Friedensreich Hundertwasser à l’Art Brut ; d’Evelyne Axell au Burning Man Festival ou encore d’Egon Schiele à Denis Meyers.
Aujourd’hui, j’ai envie de vous emmener loin, très loin. Dans l’état du Wisconsin, à quelques 6.585 kilomètres.
Loin dans le temps aussi. Remontons un siècle et demi en arrière.
En 1868, dans un ranch du Wisconsin, naît Edward Sheriff Curtis.
Qui ?
Edward S. Curtis, l’un des plus grands photographes américains, le précurseur de toute une génération de portraitistes et de photoreporters.
En 1891, l’homme débute une carrière de photographe de studio à Seattle. Une profession émergente à l’époque.
Nous sommes quelques mois après le tristement célèbre massacre de Wounded Knee durant lequel plus de 300 Amérindiens de la tribu Lakota Miniconjou furent tués par l’armée américaine.
Un événement dramatique qui semble avoir fortement marqué Edward S. Curtis.
En 1896, il fait le portrait de Princesse Angeline, la dernière descendante du chef amérindien Seattle qui donna son nom à la ville. Cette rencontre le bouleverse.
Le destin lui donne alors un coup de pouce : alors qu’il porte secours à une expédition égarée, il fait la connaissance de George Bird Grinnell, journaliste et anthropologue. Ce dernier lui propose de participer à la Harriman Alaska Expedition (1899).
Un an plus tard, Grinnell l’emmène avec lui dans le Montana à la rencontre des Indiens Blackfeet.
A son retour, Edward S. Curtis n’a plus qu’une idée en tête : dresser un inventaire exhaustif des Indiens d’Amérique du Nord. Il se donne la mission de recenser leurs rituels, leurs coutumes, leurs traditions, leurs croyances, leurs chants, leurs légendes, …
Il y consacrera 35 ans de sa vie. 35 ans à arpenter les plaines d’Amérique du Nord à la rencontre de tribus amérindiennes, condamnées à disparaître. Il y sacrifiera sa vie de famille, sa santé, son confort et sa sécurité financière.
Au total, il immortalisera plus de quatre-vingts tribus par le biais de photographies, de notes mais également d’enregistrements sonores. Le tout dans des conditions extrêmes et à l’aide des nouvelles technologies de l’époque.
Evidemment, tout ça a un coût. C’est que le photographe ne part pas seul. Il s’accompagne d’assistants, d’ethnographes, de guides indiens, … Une véritable expédition !
Parmi ses mécènes, citons le riche industriel, financier et collectionneur new-yorkais John Pierpont Morgan, magnat des chemins de fer. Le généreux donateur (suivi de son fils) investira au total plus de 400.000 dollars, étalés sur 25 ans. Vous me direz : mais l’entreprise de chemin de fer n’a-t-elle pas justement participé activement à la désintégration des tribus indiennes ? Soit.
Son projet sera également soutenu par Theodore Roosevelt qu’il rencontra en tant que portraitiste de la première famille des Etats-Unis.
Il devait y croire à son ambitieux projet, Edward S. Curtis (le sans-diplôme, l’autodidacte), pour entraîner avec lui deux des hommes les plus puissants au monde.
Entre 1907 et 1930, il publiera 20 volumes consacrés aux Indiens d’Amérique du Nord : The North American Indian. Hélas, l’encyclopédie est un échec commercial. Pour la petite histoire, la collection complète s’est récemment vendue aux enchères pour… tenez-vous bien… 1,8 millions de dollars.
Bref, on connaît la chanson.
En réalité, si l’œuvre d’Edward S. Curtis est aujourd’hui reconnue de par le monde pour ses qualités esthétiques, ce ne fut pas toujours le cas.
A l’époque, Edward S. Curtis est vivement critiqué.
Par les milieux scientifiques d’abord qui lui reprochent de scénariser la réalité. La démarche du photographe est dite subjective, dramaturgique, esthétisante. Bref, tout le contraire de scientifique. Edward S. Curtis demande à ses modèles de prendre la pose ; il joue sur l’éclairage et accessoirise ses sujets. Certains costumes d’apparat pas exemple ne sont plus portés depuis des décennies mais ressortis à des fins photographiques. Pire : le photographe intervient a posteriori sur les négatifs ou les épreuves. Il recadre, il retouche, il gratte, il redessine au pinceau, … Impensable pour les scientifiques de l’époque ! Ses images « bricolées » sont condamnées. Son œuvre est jugée artificielle.
Oui mais, et les milieux artistiques me direz-vous ? Elles devraient leur plaire les scénographies curtisiennes. Et bien non. Enfin, oui, au début. Edward S. Curtis est ce qu’on appelle un photographe pictorialiste. Très à la mode fin du 19ème siècle, le pictorialisme revendique une approche esthétisante et poétique de la réalité. Les pictorialistes aiment les mises en scène fantomatiques, chargées de symbolique. Un peu à la manière des peintres symbolistes. Ils n’hésitent pas à retoucher leurs clichés pour en renforcer le caractère dramatique.
Mais voilà, en trente ans, les styles évoluent. Or, Edward S. Curtis est toujours resté attaché au pictorialisme, vivement critiqué par la nouvelle génération de photographes. Ces derniers revendiquent une approche plus directe, plus objective de la réalité. Bref, Edward S. Curtis et ses images quasi mythologiques sont « has been ».
Peu importe les critiques, Edward S. Curtis continuera sa quête effrénée jusqu’en 1930, date de publication de dernier volume de The North American Indian.
Son œuvre est à la croisée de l’art et de la science. Elle compte plus de 40.000 clichés.
Son aventure est à la fois artistique, ethnologique et humaine. C’est qu’il en a fallu du courage, de l’audace, de la patience et de la persévérance pour gagner la confiance d’une minorité persécutée et convaincre les membres des tribus de poser devant la caméra.
Alors oui, les clichés d’Edward S. Curtis « reflètent sans doute plus les phantasmes de l’auteur que la réalité ». Ils sont la représentation idéalisée et subjective d’une civilisation presque éteinte. La vision romantique d’un homme à la fois idéaliste, naïf, obsessionnel et orgueilleux.
Mais ceux-ci sont également l’œuvre d’un photographe exceptionnel, véritable génie de la composition et de la lumière.
Les Anciens l’appelaient le « capteur d’ombres ». Pour moi, c’est d’âmes dont il s’agit dans l’œuvre d’Edward S. Curtis. Une œuvre humaniste, iconique et magistrale.
Note écrite avec, dans les oreilles et en boucle, la sublissime bande-son de « In the Land of The Head Hunters » (film de fiction muet réalisé par Edward S. Curtis en 1914) composée par Rodolphe Burger.
Plus de clichés en consultation libre sur le site de la Library of Congress.
A lire : « L’Attrapeur d’ombres », le marathon indien d’Edward S. Curtis